Loïc Treguy. (Photo Frédéric Poncelet)

Est-ce-que la contribution des Brussels Barbarians est importante pour l’association Village Pilote ?
Oui, c’est chaque année entre 8 000 à 15 000 euros de contributions.

Dans quels domaines vas-tu investir ces fonds récoltés ?
Notre plus gros budget concerne les soins de santé, car les jeunes sortent de la rue, très amochés. Ils ont le palu, des gales pétrifiées, …. Puis les dépenses liées au fonctionnement du village c’est-à-dire nourriture, habillement, encadrement des activités, recherche des familles et rapatriement des enfants partout au Sénégal mais aussi, parfois, jusqu’en Gambie, Guinée Bissau, Guinée, Mali et même, Côte d’Ivoire.

Pour mesurer la hauteur de cette contribution, peux-tu me donner une échelle ?
Oui bien sûr. Pour situer, 10 euros de don, cela va nous permettre de préparer un repas pour 25 enfants.

Et quels sont vos besoins financiers ?
Disons que 5 000 parrainages à 15 euros/mois nous permet de prendre en charge 300 gamins par an, jour et nuit.

Vous y arriverez en 2014 ?
L’incertitude actuellement est de ne pas pouvoir bénéficier de cette somme, de ne pas avoir plus de deux mois de visibilité. J’ai du licencier des animateurs en juillet car il y a des fonds notamment du département américain qui n’ont pas suivis, à cause du shutdown.

Quel impact cela a-t-il sur vos activités ?
A l’heure où je te parle, nous ne pouvons plus accepter des gamins de la rue car on exploserait la capacité d’hébergement.

N’est-ce-pas inhérent à toute association telle que la tienne que d’être déchiré par de telles situations ?
Certes, mais je ne veux pas que cela soit une fatalité.

Ces enfants, dit-on, tu les réinsères par le rugby ?
Pas seulement mais le rugby est effectivement pour nous un levier éducatif. Il permet de canaliser la violence.

Qu’entends-tu par levier éducatif ?
Il y au rugby des valeurs d’entraide, de partage, moins individualistes que le foot. Ces enfants en ont besoin. Du reste, dans la rue, au quotidien, ils sont très solidaires entre eux. Retrouver cette solidarité sur le pré avec cette violence canalisée, ça change tout.


Les Brussels Barbarians à Dubaï. (Photo Frédéric Poncelet)

Parviennent-ils à retrouver rapidement le chemin de la solidarité ?
Cela dépend des cas. Ce qui est drôle, c’est qu’ils retrouvent beaucoup d’amis, de frères qu’ils n’avaient plus vus depuis de nombreuses années.

La solidarité est une valeur fondamentale ?
Oui à tel point que nous avons créé récemment le trousseau de solidarité. Les jeunes versent sur leur premier salaire de l’argent qui aidera les prochains qui partiront.

Tes coéquipiers de ton club de rugby, les « S’en-Fout-le-Score » de Dakar te soutiennent-t-ils dans ton approche pédagogique ?
Disons que j’ai beaucoup recruté sur le pré ! Je pense que le rugby est un révélateur de talents et de caractères. Je n’ai pas eu tort car ces joueurs se sont révélés d’excellents animateurs.

Ces animateurs sont des expatriés comme toi ?
Non, ce sont des Sénégalais mais j’ai beaucoup de bénévoles et stagiaires du monde entier, plus de 60, seulement pour l’année passée. Il y a une valeur essentielle au Village : c’est le transfert de compétences. Nous pensons que c’est le début de l’humanité car cela montre tout d’abord que l’on a acquis soi-même des capacités. On reçoit beaucoup en échange quand on le transmet à d’autres.

Parmi les jeunes passés et les animateurs, certains ont-il un bon niveau de rugby ?
Certains animateurs ont été sélectionnés pour jouer avec l’équipe du Sénégal.

Quel impact ont-ils sur les jeunes du Village ?
Ce sont des héros. Ces gamins ont besoin de s’accrocher à quelque chose.

Tu soulignais l’importance du caractère que révélait le jeu sur l’Homme. En faut-il beaucoup pour travailler dans ton association ?
Les gamins dont nous nous occupons sont très frileux des adultes. Il faut un temps important pour établir une confiance.

Comment y parvenez-vous ?
Nous avons commencé par organiser des écoutes mobiles : des animateurs vont sur les points de chute des gamins dans la rue, ils tendent une natte puis jouent à des jeux de société avec les enfants. Les gamins viennent au départ par curiosité, puis à force de revenir, chaque jour, à la même heure, les animateurs réussissent à établir un contact et à leur offrir des soins de santé.

Ce sont des enfants abandonnés ?
75% sont issus d’un facteur de rupture assez particulier au Sénégal et en Afrique de l’ouest : ce sont d’anciens talibés, c’est-à-dire, des enfants placés par leurs parents dans des daaras – écoles coraniques –auprès de marabouts qui sont des maîtres coraniques (NDLR : plus de 90 % de la population sénégalaise est de confession musulmane)

Ces daaras sont-elles comparables à des écoles catholiques au niveau européen ?
Oui, à certains niveaux, sauf que de nombreux marabouts ont galvaudé leur mission en faisant mendier ces enfants toute la journée, sans leur apprendre le Coran.


Interview en cours... (Photo Frédéric Poncelet)

Ces enfants sont donc livrés à eux-mêmes ?
Pire. Non seulement personne ne nourrit ces enfants, ni ne les soigne mais – au risque de se faire savater – ils sont tenus chaque jour de mendier pour rapporter différentes choses selon des quotas bien précis : 1 à 3 euros, 1 kg de riz cru, des chandelles, un biscuit, 10 morceaux de sucre…

Quel est le profil des autres enfants ?
Des enfants en rupture issue de familles éclatées en milieu urbain où la solidarité villageoise a disparu. Des pères migrants disparaissent et l’enfant doit aller chercher la nourriture dans la rue où la violence est extrême.

Outre les écoutes mobiles, quelles actions menez-vous sur ces jeunes ?
Un gros programme d’alphabétisation, l’apprentissage d’un savoir-faire et de qualifications qui va leur permettre de trouver un travail puis, à la fin un accompagnement dans des stages rémunérés et dans la période autonomisation, hors du Village, période la plus difficile de la réinsertion.

Où ce situe le village ?
A 50 km de Dakar, près du Lac rose sur un terrain de 12 hectares à la base quasi désertique mais auquel nous avons donné vie grâce aux enfants et leurs professeurs en plantant des milliers d’arbres, en réservant un espace pour les cultures maraichères, en construisant plusieurs puits, des dortoirs, des salles de classe, des ateliers de formation, etc…

Avez-vous créé un terrain de rugby dans cet espace ?
Oui, il est dans les dunes. Il faut un peu monter dans les 22 mais et affronter les Kram-Krams (NDLR : végétation locale piquante) mais on s’y habitue. Quand ils retrouvent le sol dur, nos joueurs cavalent !

Jouer dans le sable : est-ce-une généralité ou une exception au Sénégal ?
Oui et non. Mon équipe vient récemment de jouer à Saint Louis (NDLR : Ville du Sénégal, situé à environ 250 km au nord de Dakar, la capitale) dans 25 cm de sable mais d’autres terrains sont corrects même si ce sera jamais du gazon anglais comme à Dubaï !

Vous jouez alors souvent pieds nus ?
Non en crampons mais on affronte des équipes où tous les joueurs n’ont pas de crampons pour d’autres raisons.


Loïc Treguy. (Photo Frédéric Poncelet)

Malgré tout, chaque club, a ses propres installations ?
Non, c’est la croix et la bannière. A Dakar, par exemple, nous sommes plusieurs équipes à nous partager sur quatre terrains dont ceux des militaires français et des militaires sénégalais.

Comment résoudre cette question de moyen ?
Idéalement, il faudrait que chaque équipe soit parrainée par une équipe étrangère pour pouvoir fournir du matériel et de l’encadrement.

Tu vis et tu joues depuis 15 ans au Sénégal, quelle est l’évolution du rugby dans cette terre de foot ?
Les Sénégalais sont très sportifs. La lutte sénégalaise influe beaucoup sur les jeunes car grâce à elle, ils ont familiers aux contacts et aux retournements.

Le football reste-t-il le sport roi ?
Oui mais le football a mauvaise presse. Il n’est pas bien géré avec une équipe nationale décevante. Le rugby lui, prend sa place dans les quartiers car il plaît bien aux gamins.

A quel niveau belge correspond la 1ère division Sénégalaise et ses onze équipes ?
Sans doute à la 2nde division.

Les pratiquants sont-ils essentiellement des expatriés ?
Tu retrouves quelques expatriés au S’en-Fout-le-Score mais toutes les autres équipes sont 100% sénégalaise.


Un terrain au Sénégal.

Le rugby féminin arrive-t-il à facilement se développer dans un pays de tradition musulmane ?
Il n’y aucun problème. Le Sénégal est très modéré, très tolérant. Tout se fait dans le respect des uns et des autres.

Et le Seven ?
Il y a un championnat qui se met en place.

Tu y crois ?
Mon rêve est d’envoyer un jeune de la rue aux Jeux Olympiques.

As-tu les moyens d’accomplir ce rêve ?
J’ai besoin d’éducateurs rugby qualifiés sur des missions de 6 mois à 2 ans de manière à former nos animateurs avec une expérience polyvalence rugby à 7, rugby à 15.

Ça ressemble à une offre d’emploi ?
On est pas loin de la vérité !

Dernière question, plus personnelle : après 20 ans, qu’est-ce-qui t’accroche encore dans ce projet ?
J’aime bien finir ce que j’ai commencé.

Alors, je reformule, à quoi ressemblera la fin ?
A ce qu’il n’y ait plus d’enfants dans la rue !

C’est utopiste ?
Cela permet de ne pas se perdre. Tu demanderas à n’importe quel animateur de Village Pilote, il te dira qu’il travaille pour cela.

Mais encore ?
Dans ce type de projets, d’année en année, on est happé par d’autres choses et les besoins ne manquent pas au Sénégal... Mais, nous faisons converger toutes nos activités dans ce même but et, à force, nous avons de très bons résultats.

Même avec les marabouts ?
Oui, nous avons ouverts un dialogue avec eux en dépit de nos désaccords, nous progressons.