L’Interview du Jeudi, par Alain Bloëdt

Ça ne te dérange pas que si je t’appelle « Dr Mêlée » ?
Tu n’es pas le premier à me le dire mais tu sais comment sont les gens de la mêlée. En principe, ce sont des gens qui sont empreints de beaucoup d’humilité avant de pouvoir dire que, peut-être, sans prétention, je suis Dr Mêlée.

Est-ce-que tu es tombé dans la mêlée comme Obélix dans la marmite ?
J’ai commencé en 1976 à 9-10 ans et j’ai fait ma première mêlée 6 ans plus tard quand j’avais 15 ans. Je suis surtout tombé sur une génération pour qui la mêlée fermée représente plus de choses qu’aujourd’hui, malgré son importance, jamais remise en cause.

Ton club de formation a-t-il eu une influence ?
Certainement. Anderlecht avait, à cette époque, certains personnages emblématiques du rugby belge avec qui j’ai eu la chance d’être formé.

A qui songes-tu ?
Paul Ruelens, Jaco Van Beers, Jacques Schoukens, Pitou, Rodolpho Baffi, etc....

De quel côté, préférais-tu jouer ?
A droite.

Pourquoi ?
Même si ce que je vais te dire est peut-être de moins en moins vrai, on dit souvent que le grand pilier est à gauche et à droite le petit, pour favoriser l’introduction du le talonneur. On dit aussi que le pilier droit est peu plus trapu et plus fort alors que celui de gauche est reconnu pour sortir plus vite de la mêlée et courir plus vite.

En bref, pilier droit, c’était fait pour toi ?
Quand on connaît mon physique, je réponds au profil ! Par contre, aujourd’hui, avec mon poids et ma taille, je ne pourrais jamais jouer dans une équipe de haut niveau.

Tu as commencé à jouer au poste de pilier à 15 ans. Selon toi, à quel âge, aujourd’hui, devrait-on former les jeunes à ce poste ?
On ne pousse pas encore en U14, mais c’est le moment idéal pour leur montrer comment on doit se mettre, sécuriser leur dos et leur positionnement.

Pourquoi ?
En U16, il y aura de la pression et on sait à quel point les dos sont fragiles si ils sont mal placés.


(Photo Sportkipik.be)

Mais un pilier à 14 ans n’est pas forcément déterminé à rester à ce poste à l’âge adulte ?
Certes, mais autant lui apprendre le bon positionnement puisqu’il n’y a pas encore de vrais défis physiques. D’ailleurs, c’est le bon âge pour former le talonneur.

Le talonneur ?
On a encore tendance à enseigner, comme à la vieille école, pour le talonneur, avec le pied droit alors qu’on préconise de plus en plus de talonner avec le pied gauche, ce qu’on appelait avant le 3ème pied.

Pourquoi changer de pied ?
Lorsque le talonneur utilise son pied droit, le poids de son corps se porte sur son pilier droit, qui prend déjà la pression du pilier gauche et du talonneur adverse. Lorsque l’on talonne avec le pied gauche, donc, en faisant un angle avec sa cheville et son pied, on ramène le pied sans exercer de pression sur son pilier droit. Je conseillerais donc aux talonneurs d’exercer dés 14 ans leurs pieds gauches car c’est plus dur de changer les mauvaises habitudes une fois qu’elles sont acquises.

Puisqu’on parle de prévention, devrait-on instaurer, comme en France, plus de rigueur lors de l’examen médical de début de saison, avec les joueurs destinés à jouer en première ligne ?
Personnellement, je suis de la génération ou un jeune première ligne est décédé, suite à un problème de cervicales lors d’une entrée en mêlée, joueur du Kituro dont le nom m’échappe, et suis donc très concerné. Nous n’avons rien imposé en Belgique et je n’ai pas les statistiques sur les accidents éventuels. Ensuite, je pense qu’aujourd’hui, le rapprochement des mêlées où il n’y a plus ce « engaged » qui pouvait auparavant mettre une grosse pression, permet indéniablement d’éviter des accidents.

Si on écarte les règles d’entrée en mêlée, est-ce qu’une mêlée en 2015, cela ressemble encore aux mêlées de tes débuts ?
Non et pourtant, je dois avouer que quand le couloir a été réduit, et que l’ « engaged » a disparu, j’ai cru que nous allions revenir à ces mêlées d’avant où les petits pouvaient – grâce au rapprochement – profiter de leur taille pour se mettre en dessous.

La Coupe du monde est un excellent baromètre de l’évolution du jeu. Que remarques-tu à l’issue de cette nouvelle édition en ce qui concerne la mêlée ?
J’ai peur que le « set » de « crouch-bind-set » (flexion-lié-jeu) disparaisse à terme.

Pourquoi ?
Il ne se passe pratiquement plus rien lorsque l’arbitre prononce « set », alors qu’en principe, c’est le moment où nous sommes oreille contre oreille ou front contre front, et de pouvoir encore disposer des 20 cm qui permettent de se positionner pour prendre le dessus sur l’adversaire.

L’as-tu constaté chez toutes les équipes ?
Toutes les équipes sont déjà engagées au « set », à l’exception de l’Australie et de l’Irlande, qui profitent encore de ces 20 cm pour prendre une bonne position.

En parlant d’évolution, on cite très souvent, dans le domaine de la mêlée, la « bajadita » des Argentins (NDLR : au lieu d’aller chercher le ballon avec son pied, le talonneur pousse avec ses deux piliers sur des introductions adverses). Est-ce une légende ou un vrai tournant dans l’histoire de la mêlée ?
C’est une réalité que j’ai vécue personnellement sur le terrain, puisque nous sommes partis avec l’équipe nationale en Argentine dans les années 1980. Et puis, j’ai eu la chance inouïe, il y a quelques années, lorsque l’équipe d’Argentine est venue affronter nos Diables noirs au Heysel, de dialoguer pendant 3h avec le préparateur de la mêlée fermée de l’Argentine, un spécialiste de la bajadita.

Qu’as-tu appris ?
J’ai appris qu’au delà du fait que toute la première ligne pousse, les piliers poussent avec les appuis inversés pour mettre une pression maximale sur le talonneur adverse.

Comment réagit-il généralement ?
Il prend toute la pression et saute comme un bouchon de champagne !

Est-ce-que d’autres joueurs du pack sont également impliqués dans la bajadita ?
Les deuxièmes lignes inversent également leurs appuis de telle sorte que toute la pression du pack est concentrée sur le talonneur.

C’est compliqué à mettre en œuvre ?
Très compliqué !


(Photo Sportkipik.be)

Pourquoi ?
Parce qu’au niveau des épaules, tu te retrouves dans une position très inconfortable si tu ne t’entraînes pas.

Faut-il une musculature spécifique ?
Non mais ça gène. Il est donc plus facile de demander à des gamins qui jouent depuis peu de temps d’inverser leurs appuis qu’à des adultes qui ont 15 ans de métier.

A l’exception de la fin du match Ecosse-Australie, l’arbitrage de l’avis général a été d’une excellente qualité. On peut toutefois s’étonner de la bienveillance à l’égard des introductions en mêlée fermées, non ?
J’ai été, en effet, étonné que les n°9 puissent introduire en travers sans se faire tutoyer par l’arbitre. Dans les années 1980, on s’arrangeait avec la règle mais là, vu le niveau d’arbitrage qui évolue de manière phénoménale, je suis surpris qu’on laisse passer des choses pareilles.

N’est-ce-pas une question de mode ? Comme si les arbitres ne pouvaient accorder toute leur attention, à toutes les situations et se montraient laxistes sur certaines ?
Oui mais quand on est pointilleux partout – et, c’est bien normal, car il faut donner une image propre de notre sport –, cela peut perturber les jeunes qui constatent qu’à haut niveau, aujourd’hui, des grands joueurs peuvent introduire de travers.

As-tu constaté les mêmes attitudes en Belgique, tant des demi de mêlées que des arbitres ?
Non, mais j’imagine, qu’après la coupe du monde, il y a aura certaines tentations. Par contre, je ne sais pas comment elles vont être sifflées.

Penchons-nous sur l’accise de la mêlée. Tout expert que tu es, es-tu systématiquement d’accord avec la décision de l’arbitre quand une mêlée s’écroule ?
Je suis content qu’au moins ,déjà à haut niveau, les arbitres de touche prennent leurs responsabilités. Ensuite, je suis certain que les arbitres ne sont pas toujours dans le vrai quand ils sifflent sur une mêlée.

Dans quelles circonstances ?
Quand la mêlée s’écroule, on a tendance à siffler le premier pilier qui touche le sol, mais peut-être, qu’il est induit par la poussée de travers de l’autre.

Comment peuvent-ils éviter ces erreurs ?
Très difficilement, car les juges de touche, même si ils interviennent de plus en plus, ne voient pas tout et ne disposent pas de toutes les prises de vue sur l’instant même.

Ces arbitres sont des professionnels, alors que dire des arbitres qui officient en Belgique. Est-ce la même chose ou les problèmes sont différents ?
Franchement, je les plains parfois car ce n’est vraiment pas un exercice facile. On peut les aider pour ceux qui n’ont pas forcément joué auparavant à cette place, mais n’est-ce pas là aussi un exercice qui doit aussi garder ses secrets et mystères ?

Quels conseils donnes-tu pour mieux comprendre cette phase si particulière et les décisions de l’arbitre ?
Les plans vidéo au-dessus de la mêlée sont très riches en information car on voit la position des corps. On remarque notamment que les piliers droits poussent souvent de travers. Longtemps, on se cachait derrière les prises de maillot, le fait de ne pas prendre sous les aisselles, etc.… or cela n’a jamais empêché les piliers droits de pousser de travers !

As-tu également observé que la rotation des mêlées dépassaient les 90° autorisés par la règle ?
Oui d’autant plus quand c’est à l’encontre du départ d’un n°8. Plusieurs mêlées ont été sifflées et qui tournaient à l’opposé. C’est bien la preuve qu’une équipe dominait l’autre mais pourtant, parfois, elles étaient sanctionnées.

Peut-on imaginer qu’une équipe au haut niveau lâche volontairement pour faire tourner la mêlée ?
Attention, lâcher ce n’est pas évident. Si le pilier doit lâcher, son 2nde ligne et son 3ème également. Bref, en terme de coordination, ce n’est pas évident. Par contre, ce qui est de plus en plus clair sur les mêlées tournées, c’est la position des 2ndes lignes qui déplacent leurs pieds vers la droite ou la gauche, pour modifier la pression sur les 1ères lignes. Je crois plus à cela, qu’au pilier qui tire ou qui lâche. Sincèrement, un pilier seul ne peut pas décider de faire avancer ou reculer la mêlée.

Que retiens-tu de positif, en revanche, dans l’évolution de l’arbitrage de ce secteur si spécifique ?
Si le pilier tombe et que le ballon est déjà dans les pieds du n°8, les arbitres ne demandent pas à refaire la mêlée. C’est une bonne chose. Avant, on aurait eu tendance à refaire la mêlée dix fois !