L’Interview du Jeudi, par Alain Bloëdt |
Réuni à l’hôtel Ambassador de Paris, l’International Rugby Board (devenu depuis World Rugby) mettait un terme à l’obligation d’amateurisme et transformait définitivement le rugby en métier. Pour analyser cette évolution, j’ai rencontré le professeur Xavier Lacarce, auteur notamment du livre Vers L’hyperrugby – Triomphe du sport unidimensionnel publié en 2009 aux éditions Au bord de l’eau. Il se montre à la fois très critique, mais fasciné par la coexistence entre un discours rituel du rugby, qui fonctionne depuis un siècle sur les valeurs de solidarité, le village, l’appartenance, le terroir, ... et le démenti complet du rugby professionnel où les joueurs changent de club régulièrement, soulèvent plus de fonte dans la semaine que de ballons de rugby.
Votre critique sur les représentations du rugby développées dans votre livre est-elle toujours d’actualité ?
Mon grief était que le rugby actuel se prévaut des valeurs d’avant alors qu’il est radicalement différent. Cela n’a pas changé depuis, bien au contraire.
Les valeurs du rugby ont donc disparu ?
A supposer que l’on sache les définir, la réponse est affirmative. Pourtant elles restent omniprésentes au niveau marketing. Et c’est bien ce qui m’énerve car on veut nous vendre la tradition, pas toujours irréprochable d’ailleurs, et la modernité, qui me semblent pourtant en tension.
La décision prise en 1995 était pourtant censée clarifier la situation et éviter toute confusion entre amateurs et professionnels ?
Le rugby pro se vend sur les valeurs du rugby amateur qui ne sont pas les mêmes. Or, aujourd’hui, le rugby amateur c’est le rugby pro en moins bien. Quand les pros prennent des Blacks, les amateurs prennent des Géorgiens. Il n’y a pas de coupure mais une continuité, plus précisément une imitation à l’image des maillots qu’arborent sur les terrains les gamins des écoles de rugby.
Où est le problème alors ?
On a des centres en Fédérale 3 qui pètent comme dans le Top 14 et des gamins en benjamin qui font des saltos après avoir aplati un essai. Le phénomène d’imitation est général au détriment de la diversité. On ne peut même pas dire : il y a le rugby de Boudjellal et tous les autres. Car ces derniers singent le premier. A la limite, je préfère Guazzini ou Boudjellal : au moins, ils incarnent jusqu’à la perfection le système.
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Comment différencieriez-vous le rugby professionnel du rugby amateur ?
Le rugby professionnel est d’abord un spectacle.
Vous assimileriez donc les rugbymen professionnels à des artistes ?
Oui en quelque sorte. Ils jouent d’abord pour le public , parce qu’il paie, exige une certaine qualité. S’il s’emmerde, c’est-à-dire si le spectacle est jugé mauvais, il peste.
Du coup, si on poursuit le raisonnement jusqu’au bout, comment considérez-vous le dopage ?
On a l’exemple du sport américain : un joueur sur deux meurt je crois avant 50 ans. Les athlètes russes étaient, semble-t-il, bien chargés aux derniers JO. (NDLR : lire à ce sujet un excellent article paru chez nos confrères du Monde intitulé Football américain : liaisons fatales) Il semblerait qu’il y ait du dopage dans le sport… Je vois donc mal comment le rugby y échapperait, d’autant que c’est l’un des sports qui a le plus changé depuis quelques années. Après, je n’en sais pas plus que ce qui sort dans la presse, c’est-à-dire pas grand-chose. Et puis, the show must go on.
Mais le dopage, vous venez de le dire, peut certes améliorer des performances mais également handicaper voire tuer ?
Il semblerait. Ceci dit, comme on ne sait rien et on ne veut pas savoir, on oscille entre déni et soupçon généralisé. Les réactions autour de la mort de Lomu étaient assez typiques : on pleure (ce qui est bien normal), on ne dit rien mais on insinue, puis illico on s’indigne : honni soit qui mal y pense !
Comment le passionné de rugby vit selon vous cette situation ?
En y accordant pas plus d’importance que ça malgré quelques bouffées d’indignation. On a entendu qu’on demande aux joueurs de prendre des choses bizarres mais on ne veut pas savoir. Il ne faut pas casser le jouet. Car, quand même, les Blacks, qu’est-ce que c’est beau !
Mais rassurez-moi, si vous avez écrit ce livre, c’est que cela vous gène ?
Je n’ai pas spécialement écrit sur ça, davantage sur une évolution qui paraît y conduire assez naturellement. Ceci dit, ça me gêne effectivement de lâcher sur le principe : accepter qu’ils peuvent se doper, c’est une lourde responsabilité des pouvoirs publics et des fédérations.
C’est la politique de l’autruche ?
On manque d’informations fiables mais on ne les cherche pas. Je n’en sais pas plus que les autres. Je vois néanmoins des transformations physiques impressionnantes, mais je connais aussi l’argument : "c’est un sport en transition", "le passage au professionnalisme", "avant ils ne s’entraînaient pas autant", etc.
L’argument de la transition fonctionne encore ?
Il reste en tout cas employé. Pourtant cela fait 20 ans qu’ils sont professionnels ! Désormais, le rugby fonctionne sur un rythme de croisière en attendant peut-être un krach.
Ne sommes-nous pas complices en tant que passionnés ?
Oui et c’est le problème. C’est comme pour le Tour de France, s’ils se mettent à courir à du 20 km/h, je coupe ma télévision. Donc je suis complice. Il n’y a pas de jugements sur ces garçons mais plus sur les chaînes de télévision et les présidents de club. Et sur nous tous.
Mais le cyclisme a évolué notamment influencé par des décès dans le milieu.
Au rugby, il y a Joost Van der Westhuizen (NDLR : Demi de mêlée de l’équipe d’Afrique, vainqueur de la Coupe du monde 1995, il souffre de la maladie de Charcot) et quelques Springboks. Et après ?
Cela ne devient pas un problème de santé publique ?
Mais le sport, c’est bien connu et a fortiori le rugby, c’est mauvais pour la santé ! Et si on va au bout du raisonnement, on arrête mais je serai malheureux. C’est ce qui est terrible. En terme de santé publique, on ne peut qu’être hypocrite, c’est-à-dire fermer les yeux et en choper un de temps en temps, qui n’a peut-être rien fait d’autre que fumer son pétard.
Comment jugez-vous la position de la Fédération française de rugby ?
Je suis fasciné par l’omerta. Personne ne se met à table. C’est fascinant dans le rugby le poids du discours qui recouvre, emballe tout, indépendamment de la réalité. Le rugby a peut-être des valeurs : il fonctionne en tout cas comme une idéologie sacrément rodée et efficace.
Certains ont osé comme Laurent Bénézech qui parle de surmédication dans le rugby français. (NDLR : Ancien pilier international, auteur d’un livre intitulé Rugby, où sont tes valeurs ? – lire à ce sujet une interview parue nos confrères de Rugbyrama)
Oui mais ils sont rares et cela se tasse vite. Le seul qui a porté une voix singulière, c’est Raphaël Poulain (NDLR : Ancien joueur du Stade français qui n’a malheureusement jamais connu la carrière qu’il espérait, auteur d’un livre Quand J’étais superman Regarder son témoignage vidéo). Mais, sur le dopage à proprement parler, il se tait.
Quel impact aura selon vous dans le milieu du rugby l’enquête choc menée par Pierre Ballester sortie en mars cette année et largement médiatisée pour le coup sans doute grâce à la réputation de l’auteur qui avait fait éclater l’affaire Armstrong (NDLR : voire interviewde Pierre Ballester chez nos confrères de l’Equipe 21) ?
Je ne sais pas. Pas grand effet apparemment. "La grande famille du rugby" est tout de suite montée au créneau et il semblerait que le dossier de Ballester soit plus léger que celui qu’il avait sur Armstrong.
Au fond, on a ,au fur et à mesure, la confirmation d’un système qui n’est pas aussi beau et propre qu’on l’imaginait, mais on continue à l’alimenter. C’est une situation schizophrénique ?
Le spectacle sportif, c’est comme une religion. On a quand même vu Michel Platini au Heysel devenu charnier en train d’arracher son maillot en finale de Coupe d’Europe parce qu’il a gagné (NDLR : il y a 30 ans, le 29 mai 1985, le stade du Heysel accueillait la finale de la Coupe d’Europe des clubs champions de football entre Liverpool et la Juventus de Turin - Des grilles de séparation et un muret s’effondrèrent sous la pression et le poids de supporters, faisant 39 morts et plus de 454 blessés) ! On est dans un état d’aliénation étonnant. Joueurs comme supporteurs.
Vous prenez un exemple particulièrement tragique.
Certes, mais alors revenons à des discussions dans les dîners d’aujourd’hui. Les néo-passionnés de rugby y proclament de manière péremptoire que le rugby c’est autre chose que le football car le rugby, c’est l’amitié, l’abnégation, la solidarité, etc. C’est ça qu’on vend à l’envie. Pour rappel, Dan Carter signe au Racing pour un salaire que nous ne pourrons jamais accumuler vous et moi durant toute notre vie.
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Pourquoi cela continue-t-il de fonctionner ?
Les gens voient ce qu’ils veulent voir. Le rugby, c’est chic et il ne se vend jamais aussi bien que par opposition au football. Sa grande chance, en France, c’est Ribery, Anelka,…
L’affaire de la sextape de Mathieu Valbuena et la mise en examen de Karim Benzema, c’est du pain béni pour le rugby ?
Plus les rugbymen se rapprochent des footballeurs de jadis, plus ceux-ci innovent dans le consternant. Force est de reconnaître qu’en la matière, ils gardent une longueur d’avance. Les marchands de rugby savent en profiter.
Est-ce-que le rugby ne bénéficie pas aussi de ses origines universitaires et bourgeoises contrairement au football d’essence plus populaire ?
En effet, mais les choses ont changé depuis longtemps déjà. Dans les années 1980, les commentaires d’Antenne 2, Roger Couderc puis Pierre Salviac nous racontaient que les Anglais sortaient tous de Cambridge ou Oxford et que les Irlandais étaient tous docteurs. Mais, comme l’avait étudié un universitaire palois, Jean-Pierre Bodis, qui a analysé le pédigree des joueurs de rugby, des origines aux années 1970, il y a bien longtemps que les Anglais ne sont plus étudiants. Il y avait bien de temps à autre un docteur mais il servait d’alibi. Le gros du basculement a eu lieu entre 1958 et 1968.
On vous sent globalement nostalgique ?
Je n’ai jamais été contre le professionnalisme. Le basculement de 1995 était inévitable. D’abord parce que les joueurs ne récupéraient pas, ou peu, le pognon. C’était injuste. Aujourd’hui, je suis interpellé car je vois que les terrains sont grignotés par les salles de musculation.
Quel est votre classement entre Guazzini et Boudjellal ?
Guazzini, c’est l’incarnation du cool, du jeunisme. C’est les années 80, les radios libres, NRJ, les grands événements. C’est le kitsch et le racolage. Avant on faisait un loto avec le jambon du commerçant local, aujourd’hui, chacun fait son calendrier à poil ! Toutefois, quand on dit des choses qui ne vont pas dans son sens, c’est menace de procès en diffamation.
Voulez-vous dire qu’il vous a poursuivi en justice ?
Oui à la suite d’un article paru dans Midi Olympique.
Que disiez-vous pour qu’il réagisse de cette façon ?
Je ne dispose toujours pas de la somme considérable qu’il me réclamait, donc je préfère me taire. Tous ces tenants de la liberté et de la diversité aiment bien que leurs détracteurs ferment leur gueule...
Et Boudjellal, est-ce-pire ?
Pour le rugby, non. C’est le mécène qui fait le buzz avec une certaine habilité. Mais il n’invente rien, il regarde le catalogue de stars et il paie. Tandis que Max Guazzini a pesé sur l’évolution du rugby, sur la mise en scène.
Boudjellal s’engage quand même. On l’a vu prendre position ouvertement contre le Front national mais aussi se servir de la Tribune de Mayol pour régulièrement passer des messages.
Pour le FN, vous parlez d’un courage... Quant à la confusion des genres, la prise en otage des amoureux du rugby, le sens du buzz, ça va avec l’époque. On a les penseurs qu’on mérite. Il a du fric et il gagne : il doit avoir raison...
Si on reste dans la comparaison, alors que le football résiste, le rugby ne cesse de revoir ses règles. Est-ce-la patte également de Guazzini ?
Non, il était dans le décorum ; pour les règles, c’est l’influence de la télévision. On change les règles pour le téléspectateur. Ce n’est d’ailleurs pas nouveau : Pierre Conquet (NDLR : auteur du livre Les fondamentaux du rugby moderne) l’avait déploré il y a longtemps.
Quelle est la limite de cette approche ?
Je pense que la modification accélérée des règles pour que se soit plus simple, est attentatoire aux principes du rugby. On ne doit pas tout voir au rugby, comme par exemple sous la mêlée !
J’imagine que le coaching ne vous convient pas non plus ?
Mon opinion importe peu mais, jusqu’à preuve du contraire, le rugby est un sport de combat et donc aussi un sport d’usure. Tu plies un pilier pendant 60 mn et puis, hop, un autre entre qui le remplace, et peut-être que le titulaire, reviendra si le remplaçant se blesse ou hérite d’un carton jaune.
Est-ce mal ?
Là n’est pas la question. Le rugby c’est de l’usure. A partir du moment où tout le monde est interchangeable, est-ce-encore du rugby ? C’est comme dans une entreprise, les joueurs sont remplacés avant même d’être usés. Par contre, on continue de répéter que tout le monde peut jouer au rugby ; on cite encore la phrase de Giraudoux (« l’équipe de rugby prévoit, sur quinze joueurs, huit joueurs forts et actifs, deux légers et rusés, quatre grands et rapides et un dernier, modèle de flegme et de sang-froid. C’est la proportion idéale entre les hommes") alors qu’ils sont tous pareils, ils sont tous hyper-performants. C’est quand même une mise en abîme de la mondialisation, de la concurrence. Les gars sont interchangeables et à bloc tout le temps.
Le rugby comme métaphore du monde contemporain, on ne va pas trop loin ?
Oui et non. C’est toujours discutable d’interpréter à tout prix. Mais alors qu’on ne nous serve pas un discours sur le rugby qui est valable pour la révolution industrielle du XIXème siècle.
Le rugby ne serait-il pas simplement une marque ?
Si, avec une belle histoire figée.
Alors à quoi ressemblera le rugby en 2050 ?
Ça ira sans doute encore plus vite. Quand on regarde un match sur ESPN, quand on regarde un film en noir et blanc, on s’endort. La tyrannie de la vitesse c’est fascinant. Par contre, c’est une sorte de drogue qui ne permet plus d’apprécier le reste.
Est-ce-que la croissance du rugby à 7 est logique dans ces circonstances ?
Je ne sais pas mais je trouve que le rugby à 7 ne vit pas avec cette hypocrisie. C’est le rugby décomplexé. Ils ne font pas semblant : c’est Dubaï, Hong Kong, les pom-pom girls, le show, le public bariolé. Le révélateur de ce que le rugby à 15 tend à être.
Cependant, le Seven ne vient toujours pas concurrencer le XV ?
En effet, du moins chez nous. Cela ne prend pas tant que ça car la force du rugby, c’est son discours. Le rugby à 7, lui, ne peut pas le tenir. Ceci dit, attendons les JO.
Je ne peux pas terminer cette interview sans parler des étrangers en équipe de France. Qu’en pensez-vous ?
Plus ça va, moins je comprends. Il y a des conditions d’obtention de la nationalité en France. On peut certes les trouver iniques, mais que l’équipe nationale suive d’autres règles, cela m’échappe.
N’est-ce-pas mystérieux que le supporter accepte cette situation ?
Si. Pourtant ça a l’air de marcher au motif que le gars, il joue dans l’équipe du coin alors qu’il n’a rien à voir avec la ville, la région ou le pays. Le bon maillot suffit semble-t-il.
C’est l’exemple de Toulon ou d’autres clubs ?
Je ne comprends pas pourquoi j’étais content quand ils ont par exemple battu les Saracens en finale avec autant d’Anglais dans leur équipe que de Français. Pourquoi étais-je pour l’équipe "française" et contre l’équipe "anglaise" ? On touche au côté obscur. J’aurais aussi été content que Le Roux ou Kockott gagnent la Coupe du monde...
Ce n’est pas si nouveau les joueurs étrangers en équipe de France. En fait dés l’origine, on intègre des joueurs anglais et américains.
Si, c’est nouveau, dans la dimension quantitative qui ne peut être négligée.
C’est vrai que Saint André en a beaucoup consommé ?
Est-ce que l’équipe de France est l’équipe de la fédération ou l’équipe du pays ? Et puis quel est le message adressé à la formation dans le pays ? Surtout, si le rugby est un spectacle, il suppose quand même une identification. Si je vais voir jouer un orchestre, je ne me prends pas pour le violoniste. La musique n’est pas, je crois, une question de territoire ; le rugby si. Il faut pour le spectateur une certaine proximité avec les joueurs : sociale, géographique... Entre les évolutions physiques des gars et leurs appartenances aléatoires, l’identification se complique.
Est-ce-qu’il y a un risque en cas d’échecs répétés que l’on se retourne contre ces supposés étrangers ?
Je le crains. Prenons le football. En 1998, on a dit que la France avait gagné la Coupe du monde grâce au métissage. Est-ce à dire qu’on perd en 2002 ou 2010 pour la même raison ? Les beaux discours "blacks, blancs, beurs" sont à double tranchant. Ça peut ressortir assez dangereusement. Prenons Scott Spedding, tout le monde a dit que c’était formidable qu’il pleure quand on lui a annoncé sa première convocation en équipe de France. Mais c’est la première fois que je vois, dans les pleurs, le critère de nationalité. C’est la porte ouverte à des choses dangereuses. Car, bien que Spedding soit naturalisé, on insiste tant sur ses larmes que parce qu’il est perçu comme étranger. Et donc si on va dans la logique, le prochain convoqué d’origine étrangère, s’il ne pleure pas, on ne le prend pas ?
J’espère que vous avez apprécié cette Interview du ’Jedi’ (sic) – Retour à la mi-janvier D’ici là, si vous avez des suggestions, n’hésitez pas à me les soumettre
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