L’Interview du Jeudi, par Alain Bloëdt |
Pourquoi la France a perdu contre les All Blacks ?
Il y a dans l’analyse à court terme, la valeur de l’adversaire. Ensuite, on peut s‘interroger sur l’écart de points puisque perdre contre les All Black, cela arrive à pas mal de pays, et puis, il faut analyser ce qui s’est passé avant.
Et plus concrètement ?
De manière factuelle, sur l’analyse des matchs précédents qui ont abouti à cette défaite, il y a des lacunes dans notre capacité à tenir le ballon, à mettre du danger adverse et, à ce niveau-là de compétition, contre un tel adversaire, cela ne pardonne pas.
Quel est l’impact selon vous de la défaite contre l’Irlande en dernier match de poule ?
Il faut en tenir compte car cela a été certainement un des matchs les plus rudes au niveau physique. Pour preuve, le nombre de blessés après cette rencontre d’un côté comme de l’autre et même, en nombre supérieur, chez les Irlandais.
Par les nombreux échanges et la proximité géographique, le rugby belge est fortement influencé par le rugby français. Vu les performances des Bleus, vous faites-vous chambrer par vos collègues belges ?
Oui un peu. C’est de bonne guerre et cela fait partie du jeu.
Plus sérieusement, est-ce-que vous sentez que cela remet en jeu la crédibilité de vos interventions ?
Personnellement, je n’interviens pas directement dans la performance de l’équipe de France, ce qui ne signifie pas que je me désolidarise, car je fais partie d’un système. Toutefois, je ne crois pas que les points que j’aborde sont évalués par mes collègues belges au regard de la performance de l’équipe de France, heureusement…
En parlant de jeu, on a l’impression que cette dernière Coupe du monde était plus offensive que les précédentes. Est-ce-que c’est une impression partagée par des spécialistes tel que vous ?
Oui et c’est confirmé par les statistiques. Le temps de jeu (NDLR : quand le ballon est en jeu) s’est globalement stabilisé. On est à 44% du temps effectif. En revanche, le nombre de passes et de rucks a sensiblement augmenté à hauteur de 20 à 30% alors que les phases statiques, les phases de conquête ont tendance à diminuer encore.
En quelles proportions ?
Entre la Coupe du monde en Nouvelle-Zélande et la Coupe du monde en Angleterre, on est passé, en moyenne, de 17 à 13 mêlées par match. Parallèlement, le nombre de touches et de jeu au pied s’est stabilisé.
Plus de rucks, plus de passes, moins de mêlées, moins de touches,
(il me coupe) Plus de jeu offensif, c’est certain.
Comment vous l’expliquez ?
Lors de la précédente Coupe du monde, nous avions constaté qu’après trois temps de jeu, lorsqu’une équipe n’avait pas franchi ou déséquilibré l’adversaire, elle avait de grandes chances de perdre le ballon. Donc les sélectionneurs nationaux se sont interrogés et comme le haut niveau, c’est l’innovation, on est allé à l’inverse : le parti-pris de jouer une meilleure conservation du ballon et l’ambition de franchir le rideau. A cette nouvelle approche, adoptée par de nombreuses équipes, s’est ajoutée une augmentation du niveau des équipes du tableau 2 comme le Japon et le Canada.
(Photo D.R.) |
Les sélectionneurs recherchent-ils, de fait, un profil pour s’adapter à ce jeu ?
On est revenu du morphotype bodybuildé avec des poids et tailles importantes même si actuellement, le poids moyen des arrières est de 95 kg, 112 Kg chez les avants et 85kg pour les demis.
Est-ce-que des profils de joueurs écartés par le passé ont fait leur retour ?
C’est véritablement le parti-pris des équipes à jouer qui a fait que les joueurs se sont adaptés au jeu et la préparation en conséquence. Les joueurs sont plus fit, plus dynamiques, plus dans l’explosivité que sur de la puissance et de la force qui, malgré tout, est toujours présentes pour certains profils.
Avez-vous été surpris par cette évolution du jeu ?
Pas vraiment. Le système de jeu proposé par Australiens et Néo-Zélandais est mis en place de manière coordonnée, en amont, dans les provinces. Il suffisait de regarder, ces dernières saisons, la circulation des joueurs et les lancements de jeu chez les Crusaders et Highlanders, pour se faire une idée du jeu en évolution chez les Blacks.
La collaboration est si étroite ?
Oui mais pour jouer, il faut être deux. Quand une équipe du Sud joue contre la France, elle n’aura pas la même opposition car on est plus dans du combat, pour ralentir les ballons, et dans l’affrontement.
Avez-vous été surpris par des équipes durant cette Coupe du monde ?
Oui l’Ecosse qui a fait une bonne Coupe du monde en terme de jeu et aurait pu être en demi-finale.
En effet, l’Ecosse aurait dû prendre la place de l’Australie en demi-finale mais au-delà, on remarque la domination de l’hémisphère du Sud ?
C’est juste, avec une grosse progression de l’Argentine aussi bien sûr les oppositions directes que sur le style de jeu. C’est particulièrement notable pour les Argentins qui viennent d’une culture basée sur le défi, le combat, la mêlée alors que, pendant la Coupe du monde, ils ont produit un jeu basé sur l’initiative, sur l’implication de tous les joueurs dans le jeu.
Plus largement, qu’est-ce qui singularisent les équipes de l’hémisphère Sud ?
Les équipes de l’hémisphère Sud continent d’être celles qui marquent le plus d’essais, qui marquent le plus d’essais en partant de leur camp, qui sont les plus efficaces en possession du ballon.
D’autres choses vous ont interpellé lors de cette Coupe du monde ?
Ce qui a été remarquable durant cette Coupe du monde, c’est la continuité dans le style de jeu de toutes les équipes, des matchs de poule jusqu’à la finale. Le plus bel exemple est l’Afrique du Sud qui ne change pas.
On a même l’impression qu’elle ne change pas non plus d’une Coupe du monde à l’autre…
C’est vrai que, contrairement à l’Australie et à la Nouvelle-Zélande, l’Afrique du Sud a peu transformé son jeu s’appuyant sur ses points forts : le défi physique - avec des joueurs qui sont très, très, solides -, l’idée de lâcher le ballon à l’autre équipe pour lui mettre la pression et, ensuite, l’efficacité une fois rentrés dans les 22 adverses.
Ce qui est interpellant dans vos propos, c’est le rapport à la culture dans le style de jeu alors que ce monde n’a jamais été aussi plat. Où se situe l’Europe, et notamment la France dans ce nouveau contexte ?
Il ne faut pas oublier tout d’abord que les joueurs néo-zélandais, australiens ou argentins, désormais sont habitués à jouer des matchs dont l’intensité s’approche des standards internationaux. Comme je l’ai dit plus tôt, ils sont également habitués à pratiquer les projets de jeu de leur équipe nationale avec leur province. C’est une grosse différence par rapport au modèle français qui est basé sur les clubs avec pour chacun d’eux, leurs propres enjeux économiques, sportifs et leurs styles de jeu.
L’intensité des matchs du Top 14 est-elle si éloignée des matchs internationaux ?
En terme d’enchaînement des séquences, le ratio est le double voir plus dans le Top 14 comparativement aux matchs internationaux.
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Concrètement, qu’est-ce-que cela signifie ?
Après 30 secondes d’effort, il y a 30 secondes de récupération au niveau international puis le jeu repart pour 30 secondes, etc… Sur le plan énergétique et physique, c’est très coûteux. Sur ce même schéma, dans le Top 14, après 30 secondes d’effort, le jeu repartira après 1mn.
Ce sont des moyennes ?
Oui, tout cela est proportionnel, ce sera le même rapport si des actions sont plus courtes et durent 15 secondes. In fine, c’est ce ratio qui fait toute la différence sur 80 minutes de jeu entre un match international et domestique.
En dépit de leur élimination au premier tour de la compétition, mais au regard du jeu produit avant la Coupe du monde, considérez-vous que les Anglais sont dans la même situation que les Français ?
En effet, les Anglais ont produit des choses intéressantes, même contre l’Australie, durant la Coupe du monde, qui a été un gros match. D’ailleurs, sur ce match, pour moi, la défaite relève plus d’un problème de sélection de joueurs et d’organisation de l’équipe car le jeu est là et laisse présager de bonnes choses pour les années à venir. Au-delà, sur le modèle culturel, ils sont structurés de manière un peu différente de nous, avec un plus gros engagement de leur fédération grâce aux revenus générés par Twickenham.
Vos collègues anglais avec lesquels vous échangez régulièrement, partagent-ils cette même vision et ce même optimisme ?
Il y a déjà le modèle culturel anglo-saxon et la prise en compte de la défaite. Sur le modèle français, on aurait plutôt tendance à ce mettre au fond d’un trou et à ne plus en sortir, quand les Anglais sont capables de sortir de l’émotion, de revenir sur les faits et à mettre en œuvre tout ce qu’il faut maintenant, pour être performant au Japon en 2019 en dépit de réactions passionnées, logiques après un tel résultat. Je leur fais confiance.
Et le rugby français, est-il dans l’auto-flagellation ou dans la réaction ?
Non il y a des pistes. Il y a une cellule technique qui rassemble l’ensemble des acteurs du rugby français, des dirigeants, entraîneurs, la DTN avec comme ambition une analyse systémique. Il y aura des orientations visant à faire bouger les choses à moyen et long terme et, ce qu’on peut faire à court terme par rapport à la prochaine Coupe du monde, pour que les joueurs soient dans les meilleures dispositions possibles.
Au-delà de l’approche politique, quelles solutions plus concrètes peut-on imaginer immédiatement ? S’inspirer d’autres pays et créer des équipes régionales ?
Une piste envisagée est de resserrer les équipes chez les -23 ans où ils doivent se développer dans un environnement de haut niveau. Pour cela, il doivent jouer, avec un temps de jeu comparable au haut niveau, ce qui n’est pas le cas actuellement, dans les clubs du Top 14 au vu des statistiques du nombre de joueurs étrangers ou vétérans avec de l’expérience.
Pour conclure, étant donné que la Coupe du monde a été une opportunité pour tous les licenciés de rugby en Belgique de regarder plus de rugby plus qu’à l’habitude, quels messages devraient transmettre, selon vous, les entraîneurs belges ?
Au même titre que leurs homologues français, les entraîneurs belges doivent retenir de cette dernière coupe du monde que le jeu passe par les joueurs. Il faut permettre aux joueurs de pouvoir s’exprimer, de prendre des initiatives dans le jeu. Les phases statiques sont au service du jeu et ne sont pas une finalité en soi. C’est un domaine où, je pense, la culture, aussi bien belge que française, a besoin d’évaluer. C’est ce qu’on très bien fait les Argentins.